— 09R, valide, vous pouvez rentrer, annonça une voix d'homme.
09R aurait préféré ne pas être désigné comme « valide », cela faisait quatre jours d'affilée et il ne se sentait plus valide du tout. À peine s'il tenait debout. Il aurait bien aimé discuter de cette décision auprès du Recteur, mais les bas-traitants n'avaient jamais accès à lui. Alors, tant qu'09R était désigné « valide », il se devait d'aller travailler. Cette règle avait été instaurée par le Radet depuis la fin de l’Omdreining, une façon pour Eux de canaliser les bas-traitants et de leur ôter toute pensée indépendante.
09R avança à pas feutrés jusqu'à la première machine de sa section. Dans deux heures, il changerait pour la seconde machine, puis dans quatre heures pour la troisième, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la journée.
— Les « valides » ont officiellement une demi-heure pour manger, mais une demi-heure existe uniquement dans leurs rêves, plaisanta-t-il en rejoignant son ami 4T5 à la première machine.
4T5, un homme d'une quarantaine d'années, n'était ni très beau, ni très laid, mais leur amitié était solide depuis bien longtemps.
— Belle coiffure, 9 ! s'exclama 4T5. As-tu eu l'autorisation d'aller chez le coiffeur ?
— Non, c’est RX1 qui me l’a faite. Je suis étonné que tu l’ais remarquée.
Un Garde intervint en les voyant discuter.
— Votre journée commence dans deux minutes, finis les discussions.
— Vous l’avez dit vous-même, Garde, nous avons encore deux minutes pour discuter.
— 5, arrête, tu vas encore finir au fengsel.
— Écoute ton camarade, 5, et ferme-la.
4T5 ne dit plus mot et s'installa à sa machine. Une fois le Garde éloigné, il reprit :
— Tu as peur, 9 ?
— Bien sûr que j’ai peur, je ne veux pas finir au fengsel. Ça ne semble même pas te préoccuper, tu as l’instinct de survie d’un escargot. Tu devrais faire plus attention !
— Je n’ai pas peur moi, contrairement à toi, et à eux, répondit 4T5 en désignant les autres bas-traitants.
— Tu devrais. Tu as déjà fini au fengsel, tu veux y retourner ?
— Peut-être, qui sait ?
— Tu es fou.
4T5 ne répondit pas et observa de ses yeux noirs les grands yeux gris de 09R. 9 était son plus proche ami, son seul ami à vrai dire. Pour 4T5, 09R était plus qu’un ami, c’était son conseiller, la personne avec qui il était depuis l’avant-Omdreining, lorsqu’ils n’étaient que des enfants. Parfois, quand ils étaient sûrs que personne ne les écoutait, ils aimaient se remémorer les moments de leur lointaine jeunesse, c’étaient des souvenirs agréables qu’ils risquaient de perdre à cause des sessions d’électrochocs organisées par le Radet. Ils savaient que se rappeler les événements de l’avant-Omdreining était interdit, mais ils ne pouvaient faire autrement, leur vie était si belle autrefois.
— Depuis combien de jours tu es désigné « valide » ? demanda 09R à voix basse.
— Six jours aujourd’hui, répondit 4T5 également en chuchotant. Et toi ?
— Quatre jours et je n’en peux déjà plus.
— J’ai entendu dire que 07T n’avait fait que deux jours aux machines puis avait été renvoyé au textile.
— Où as-tu entendu ça ? demanda une femme âgée d’une cinquantaine d’années non loin d’eux. Si c’est la vérité, 07T ne vaut pas mieux qu’un enfant.
— C’est RX1 qui me l’a dit, JG2.
— Mais qui l’a dit à RX1 ? demanda 09R.
— Ha ! je n’en sais rien, je ne suis pas le Recteur.
— Chut … les Gardes, souffla JG2.
Les bas-traitants reprirent leur travail, la dernière chose qu’ils voulaient c’était de finir au fengsel. Ceux qui y étaient envoyés revenaient changés, c’était ce qui était arrivé à 4T5, après son séjour au fengsel il était devenu une autre personne. Autrefois 09R était celui qui n’avait pas sa langue dans sa poche, aujourd’hui c’était 4T5 qui ne savait plus se taire. Mais à la moindre erreur il pourrait être renvoyé au fengsel ou à un autre endroit, bien pire. Ces lieux étaient faits pour les priver de leur droit de pensée et de leur imagination. Tout était réglé à la seconde près. La Liberté n’existait plus.
L’Omdreining, désignée comme étant la plus grande Révolution jamais faite dans l’histoire de l’Humanité, le Bloc du Nord ligué contre les Quatre. Mais les Quatre réussirent à prendre le dessus et après une guerre interminable, le Radet fut créé. Le Radet c’est le Grand Conseil, au début il n’y avait que les Quatre, mais après l’Omdreining chaque pays extérieur au Grand Nord vint gonfler leurs rangs. 4T5 et 09R n’étaient que des enfants lorsque le Bloc Nord fut isolé du reste du monde, lorsqu’ils furent mis en esclavage et contrôlés. Chaque partie de leur vie est contrôlée, chaque parcelle de leur intellect est surveillée, même leur nom et prénom furent changés. La vie dans le Grand Nord est bien différente d’avant.
4T5 n’en pouvait plus, il était désigné « valide » depuis six jours, il venait d’atteindre sa limite. Il avait essayé de tenir jusqu’à la fin de la journée, mais il savait pertinemment que le lendemain il serait encore « valide ». Il était nettement plus résistant que son ami 09R, il le voyait en face de lui, tremblotant, prêt à s’effondrer à son tour, et pourtant il n’était « valide » que depuis quatre jours. Mais 09R avait toujours été ainsi, frêle et fragile physiquement, mais il n'avait pas sa langue dans sa poche et son sarcasme n'avait aucune limite, autrefois.
— Eh, toi ! s’écria une voix.
C’était la même voix que tout à l’heure, le même Garde qui les avait remis à leur place avant même le début de la journée. 4T5 ne s’était même pas rendu compte qu’il avait cessé de travailler, il s’était égaré dans ses pensées, il se rendit compte à présent que 09R le regardait complètement affolé. Ses beaux yeux gris pris d’une étrange panique.
— Remets-toi au travail, bas-traitant.
— J'n’en peux plus … souffla-t-il finalement à bout.
— Tu es ici, tu es donc valide, alors au travail avant que je ne t’y oblige !
— Envoyez-moi au textile, s’vous plaît, juste pour la fin d'la journée.
— Ça suffit ! supplie-moi encore une fois et tu regretteras de ne pas t’y être remis plus tôt.
— S’vous plaît, ç'va faire six jours …
— Tu l’auras voulu !
Le Garde agrippa 4T5 par les cheveux, il n’était ni plus grand, ni plus petit que lui, mais ses muscles faisaient deux fois ceux du bas-traitant. Il le tira puis le fit voler au sol, plus personne dans l’usine ne fit un geste, personne, excepté 09R, n’osait regarder la scène. Seuls les autres Gardes regardaient cela d’un air moqueur. Le Garde pointa son arme laser sur 4T5, ça ne le tuerait pas, mais il en souffrirait. 4T5 regretta de ne pas s’y être remis.
— Tu vas le regretter, mon drittsekk.
— Il s’appelle Ellis ! s’exclama 09R avant de frapper le Garde avec une barre de fer.
09R se souvint de son prénom, comme il se souvenait clairement du sien. Il lui sourit, il venait de les condamner à mort, tous les deux, mais peu lui importait car aujourd’hui il venait de redécouvrir ce qu’était l’amitié et ce que c’était que d’avoir une famille, si petite soit-elle. Et s’ils venaient à mourir, ce sera libre de penser. Leurs esprits leur appartenaient de nouveau. Ellis regarda son ami, choqué de ce qu’il venait de faire, mais fier qu’il soit redevenu cet être sauvage sur qui il avait craqué depuis son enfance ! Il lui rendit son sourire et il sut que quoique soit les conséquences de ce geste, ils les affronteraient ensemble.
Pour Dorine…
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